Quelques quanta de lumière pour explorer l'infiniment petit, l'infiniment grand, l'infiniment transitoire et l'infiniment stable

Premier pas dans la seconde révolution quantique 

Découvrons le champ des possibles qui s'ouvre aux physiciens d'aujourd'hui grâce à leurs connaissances et leur maîtrise technologique des quanta qu'ils ont le mieux compris : je veux parler des photons, décrits ci dessous dans un lumineux article d'un grand spectroscopiste français, Christian J. Bordé. Sa lecture donnera tout son sens au titre de ce billet :

C’est d’abord Isaac Newton (Opticks, 1704) qui va imposer la thèse d’une lumière constituée de particules. Dans l’autre camp, on trouve d’autres grands noms de la physique : Christiaan Huygens (Traité de la lumière, 1690), Thomas Young (figure de diffraction de deux fentes, 1801), Augustin Fresnel (1819), François Arago, James Clerk Maxwell (théorie électromagnétique, 1864), Heinrich Hertz (découverte des ondes électromagnétiques, 1887). L’expérience, notamment celle de la mesure de la vitesse de la lumière dans l’eau par Hippolyte Fizeau et Léon Foucault (1850), va trancher en faveur de ce deuxième camp.

Le trouble sera ensuite jeté par la théorie de l’émission du corps noir par Max Planck, en 1900, et surtout par l’interprétation de l’effet photoélectrique développée par Albert Einstein, motif de son prix Nobel en 1921. Il fallut se résoudre à trouver une synthèse entre les deux points de vue. Cette synthèse, connue sous le nom de théorie quantique du rayonnement (électrodynamique quantique, Dirac, 1927), a ainsi introduit le concept de quanta de lumière, plus tard appelés photons.

Une interprétation courante de cette théorie a fait croire, à tort, que les photons pouvaient être des particules conservant leur identité au cours de leur propagation dans l’espace. Ce point de vue a été dénoncé et démystifié par le prix Nobel américain Willis E. Lamb (Anti-photon, 1995), qui a même parfaitement décrit l’effet photoélectrique sans photon. La lumière n’a pas de masse, c’est du mouvement « à l’état pur », elle ne correspond à aucune particule localisable. La notion de photon est donc très ambiguë, à tel point que Lamb a suggéré qu’un «permis d’utiliser cette notion devrait être attribué»! Ce permis a bien sûr été accordé à Alain Aspect qui nous décrira les expériences qui plaident pour la quantification du champ de rayonnement. Nous verrons plus loin comment la notion de photon peut être associée en tant que quantum d’énergie à celles de mode de propagation et d’oscillateur harmonique. Une façon plus radicale mais minimaliste de trancher le débat sur la nature du photon a été suggérée, entre autres, par Roy Glauber (pionnier de la théorie quantique de la cohérence optique et prix Nobel 2005). Elle consiste à définir le photon comme étant ce qu’un photodétecteur détecte! On pourrait aussi bien dire ce qu’un atome absorbe ou émet.

Une autre quête, qui a longtemps occupé les physiciens, est celle de la recherche d’un milieu susceptible de propager la lumière, que depuis Descartes (Principia philosophiae, 1644) ils ont appelé « éther ». Les expériences de Michelson et Morley (1887) les ont conduits à y renoncer, et à accepter l’idée que la lumière, tout comme la gravitation, se propageait dans le vide sans recours à un quelconque support matériel.

L'horloge interne des atomes vibre ici et maintenant
La lumière est une oscillation dans le temps et dans l’espace d’une grandeur que les physiciens appellent un champ. Le physicien entend par là une modification des propriétés de l’espace pour la matière qui s’y trouve et qui est donc soumise à ce champ. Le champ le plus familier à notre expérience est le champ de gravitation, responsable de notre attraction par tout corps massif, et en particulier notre planète. Le champ propagé par la lumière est d’une autre nature, dite électromagnétique : c’est la combinaison d’un champ électrique et d’un champ magnétique. Le champ électromagnétique et le champ de gravitation partagent cependant une même nature géométrique. Dans le cas de la gravitation, la géométrie de l’espace-temps est modifiée par la présence d’un objet massif, ce qui rend compte de la perturbation de trajectoire des autres objets. Dans le cas du champ électromagnétique, il nous faut étendre la géométrie de l’espace-temps à une nouvelle coordonnée, interne aux objets : les atomes et toutes les particules dotées d’une masse se comportent comme des horloges rythmant un temps propre, qui apparaît comme une dimension supplémentaire susceptible de se mélanger avec les dimensions d’espace-temps sous l’influence d’un champ électromagnétique.
Pour décrire la géométrie de l’espace-temps en présence de gravitation, il faut faire appel à dix quantités, les potentiels de gravitation, qui vont correspondre aux accélérations, rotations et autres déformations de l’espace-temps que subissent les objets. Parmi ces déformations, on trouve également des ondes comparables à la lumière et qui se propagent à la même vitesse : les ondes gravitationnelles. Pour compléter cette géométrie en présence de champs électriques et magnétiques, quatre potentiels supplémentaires se révèlent nécessaires : ce sont les quatre composantes du potentiel-vecteur électromagnétique qui couplent les quatre coordonnées d’espace-temps et l’espace interne aux objets.

Pour produire cette modification de l’espace désignée par champ électromagnétique, il faut que la matière contienne des sources pour ce champ, que l’on qualifie de charges. Ainsi, les électrons libres, tout comme ceux contenus dans les atomes et les molécules, pourront engendrer une onde lumineuse à condition que leur mouvement ait les bonnes caractéristiques. Dans un atome, par exemple, ce mouvement devra correspondre à un changement d’orbite des électrons autour du noyau atomique. Inversement, le champ électromagnétique pourra altérer le mouvement des charges qu’il rencontre, et ainsi exciter un atome contenant ces charges par absorption de lumière, ou encore stimuler son émission.

Des ondes lumineuses en cohérence de phases temporelle et spatiale
Quelle que soit sa nature, toute oscillation possède une phase, c’est-à-dire un angle qui repère sur un cercle où en est l’oscillation dans son évolution périodique entre maximum et minimum. Dans le cas de la lumière, cette phase comporte une partie temporelle, proportionnelle à la fréquence de l’onde, et une partie spatiale, déterminée par un vecteur, le vecteur d’onde inversement proportionnel à la longueur d’onde. L’onde est monochromatique si la fréquence est unique, elle est plane si elle est guidée par un vecteur d’onde unique. En général, un faisceau lumineux contient de nombreuses composantes qui diffèrent par leurs fréquences et la direction de leurs vecteurs d’onde, avec des phases additionnelles variées : ces différentes contributions sont les composantes de Fourier. La phase temporelle détermine pour l’essentiel les propriétés spectrales de l’onde, alors que la phase spatiale conditionne sa propagation.

Comme toute onde, la lumière possède la propriété remarquable de pouvoir interférer avec elle-même: lorsque deux faisceaux se combinent, les crêtes de l’un peuvent se superposer aux crêtes de l’autre - on a alors un renforcement mutuel (interférence constructive) -, ou coïncider avec les creux de l’autre - ce qui aboutit à une destruction mutuelle (interférence destructive). La succession de franges claires et sombres qui en résulte constitue une figure d’interférence. Suivant le parcours de chacun des faisceaux et leur phase relative, on pourra ainsi mesurer une toute petite différence de trajet optique : c’est le principe de l’interférométrie, dont l’un des pionniers est Albert A. Michelson, prix Nobel en 1907.

La lumière produite par les sources habituelles est incohérente : ses composantes de Fourier ont des phases aléatoires, et la figure d’interférence est alors brouillée.

De manière générale, le spectre de Fourier de la lumière satisfait les inégalités suivantes:

● Pour la partie temporelle de la phase, le spectre est d’autant plus large que l’impulsion lumineuse est plus courte

Largeur spectrale × Durée de l’impulsion lumineuse ≥ 1/2π
où l’égalité correspond à une onde monochromatique dont l’amplitude est modulée par une enveloppe.

● Pour la partie spatiale de la phase, la divergence d’un faisceau est d’autant plus importante qu’il est plus focalisé c’est-à-dire que la tache focale est plus réduite

Étendue géométrique = Angle solide× Surface du faisceau ≥ (Longueur d’onde λ)2

où λ2 correspond à l’étendue de cohérence, au sein de laquelle un faisceau peut toujours interférer avec lui-même.

De plus, au cours de leur propagation, les impulsions lumineuses s’étalent dans le temps et dans l’espace (phénomène de diffraction). La géométrie d’une onde peut toujours être décomposée en structures simples telles que des ondes planes ou des ondes sphériques : on parle alors de modes de propagation élémentaires, imposés par les composants optiques qui engendrent la forme du faisceau...

Chacun de ces modes d’oscillation de la lumière constitue un oscillateur dont les vibrations peuvent être excitées. La mécanique quantique appliquée à cet oscillateur harmonique va imposer une nature quantifiée à cette excitation, sans qu’il s’agisse pour autant de particules en tant que telles : l’énergie emmagasinée par l’oscillateur croît par incréments égaux appelés quanta. C’est le seul sens que l’on puisse donner à la notion de photon.

Au service de la métrologie de pointe
La pureté spectrale et l’étendue optique de la lumière des lasers sont parfaitement contrôlables. Comme la vitesse de la lumière est imposée, sa longueur d’onde est ipso facto parfaitement définie et le faisceau de lumière devient une règle graduée. Associée au phénomène d’interférences, elle devient un instrument de mesure universel pour :

● la mesure des longueurs et des distances, soit par interférométrie, soit au moyen d’impulsions laser courtes (ce qui a été utilisé pour mesurer la distance Terre-Lune). En 1972, la mesure très précise de la fréquence et de la longueur d’onde d’un laser à Hélium-Néon a permis de déterminer la vitesse de la lumière avec une incertitude suffisamment faible pour que la 17e Conférence Générale des Poids et Mesures (1983) redéfinisse le mètre en adoptant une valeur précise pour la vitesse de la lumière dans le vide : « Le mètre est la longueur du trajet parcouru dans le vide par la lumière pendant une durée de 1/299 792 458 seconde » ;

● la mesure du mouvement par l’effet Doppler, la mesure des champs gravito-inertiels, celle de la température, etc. ; 
● la spectroscopie à ultra-haute résolution et la connaissance extraordinaire qu’elle apporte de la vie intime des atomes et des molécules ;

● la détection des ondes gravitationnelles : ... elles n’agissent ... pratiquement pas sur la structure interne des objets et ne font que déformer l’espace sur leur passage. La lumière, et spécifiquement l’interféromètre de Michelson, aident à détecter cette infime déformation de la géométrie : il s’agit de mesurer un changement de longueur des bras de l’interféromètre [de l'ordre de l'attomètre 10-18 m)!], sachant que ces bras mesurent des kilomètres [dans le cas des expériences LIGO et VIRGO], voire des millions de kilomètres pour les projets spatiaux tels que LISA. L’enjeu est considérable pour fonder une nouvelle astronomie permettant de remonter aux premiers instants de l’univers ou d’enregistrer la coalescence des trous noirs. Paradoxalement, c’est la lumière qui nous donne accès à l’invisible !

Explorer les quatre infinis
Les quatre infinis ... correspondent aux quatre cas limites des inégalités du spectre de Fourier : 
● l’infiniment petit et la plus haute résolution spatiale : l’angle solide occupé par un faisceau laser peut être élargi sans perte de cohérence spatiale, de sorte que la surface de la tache focale peut être réduite à λ2, ce qui correspond à une focalisation extrême. C’est la limite de résolution décrite par Ernst Abbe en 1873 puis raffinée par Lord Rayleigh en 1896. [La nanophotonique permet aujourd'hui de] repousser cette limite de la longueur d’onde et permettre ainsi l’exploration de dimensions spatiales nanométriques ;

● l’infiniment grand et l’exploration de notre univers par les astronomes : à l’inverse, augmenter le diamètre d’un faisceau permet de réduire sa divergence et de résoudre angulairement des points sources très éloignés. C’est toute la démarche des astronomes lorsqu’ils augmentent la taille de leurs télescopes, organisent leur mise en phase ou corrigent les fronts d’onde grâce à l’optique adaptative. La cohérence spatiale des faisceaux lumineux est ici encore le facteur primordial. Les exploits récents des astronomes [marient] : gravitation et lumière ... avec les mirages gravitationnels, les trous noirs, la matière noire et les découvertes de la mission Planck sur la cosmologie primordiale. L’aventure toute récente de l’imagerie directe des exoplanètes ... fait appel aux progrès les plus récents de l’optique adaptative et de la coronographie ;

● l’infiniment court et la plus haute résolution temporelle : augmenter la largeur spectrale d’une source cohérente permet de fabriquer des impulsions de plus en plus courtes. C’est la démarche [mise en oeuvre] avec les lasers femtosecondes ... pour voir la dynamique interne des atomes au moyen des impulsions de lumière attosecondes. Les impulsions courtes donnent accès aux grandes puissances instantanées et à bien des applications : l’optique non linéaire, la génération d’harmoniques et les mélanges de fréquences, l’accélération de particules chargées par la lumière, etc.

● l’infiniment long et le temps atomique : la largeur spectrale des lasers peut au contraire être extraordinairement réduite pour obtenir un rayonnement quasi monochromatique dont la phase temporelle se conserve sur des durées extrêmement longues. La fréquence peut être facilement asservie à une fréquence atomique parfaitement stable et reproductible, et constituer ainsi une horloge optique très stable pour garder le temps « ad vitam aeternam ». Il s’agit d’une spécialité du SYRTE, à l’Observatoire de Paris... À noter que, sans violer les inégalités de Fourier, le spectre peut être très large tout en étant constitué par un peigne de composantes très étroites, individuellement quasi-monochromatiques et de fréquences très bien contrôlées. C’est ce qui est réalisé dans les lasers femtosecondes à modes verrouillés en phase, qui permettent le raccordement direct des fréquences optiques et des fréquences microondes et leur mesure très précise (Prix Nobel 2005 de J.L. Hall et T.W. Haensch).

Aborder de nouveaux horizons
La lumière permet également d’aborder nombre d’autres rives en partie inexplorées de la physique d’aujourd’hui, que nous ne ferons qu’évoquer rapidement :

● le vide et la création de paires de particules et d’antiparticules : le physicien sait faire jaillir des particules massives à partir du vide de matière avec de la lumière elle-même sans masse, le prix à payer étant la création simultanée d’antimatière. Inversement, matière et antimatière s’annihilent pour redonner de la lumière. Ainsi, le vide devient polarisable et non linéaire pour la lumière de forte intensité ;

● le zéro absolu, les atomes froids et la recherche des très basses températures : la lumière permet de refroidir les atomes jusqu’à des températures extrêmement basses - de l’ordre du nanokelvin - et de réaliser ainsi de nouveaux états de la matière. Elle a permis la création et la manipulation d’ondes de matière avec des propriétés de cohérence analogues à celles de la lumière des lasers ;

● les températures les plus élevées et la fusion thermonucléaire : depuis longtemps, le développement de lasers de très grande puissance laisse espérer qu’on pourra bientôt atteindre les températures et les pressions requises pour la fusion de l’hydrogène (voir le Laser Mégajoule du CEA) et concurrencer, pour la production future d’énergie, les grands tokamaks comme celui du projet international ITER ;

● la vitesse de la lumière et les tachyons : on ne sait pas accélérer une particule massive jusqu’à la vitesse de la lumière, qui reste une limite infranchissable, tout comme le zéro absolu évoqué précédemment. Lorsqu’un objet est accéléré au voisinage de la vitesse de la lumière, son temps propre ralentit de plus en plus, jusqu’à s’arrêter : c’est l’histoire du voyageur de Langevin, qui retrouve sur Terre son frère jumeau beaucoup plus âgé que lui, après un périple au voisinage de la vitesse de la lumière. Néanmoins, certains physiciens ont imaginé un monde au-delà de cette vitesse, le monde des tachyons, doté de propriétés surréalistes (masse imaginaire). De façon analogue, le mouvement s’arrête au voisinage du zéro absolu. Mais les températures négatives, quant à elles, nous sont devenues familières puisqu’elles sont utilisées pour amplifier la lumière dans les lasers;

● renverser le sens du temps, voilà un autre rêve que permet la lumière dans certains systèmes atomiques, certes encore bien limités. En revanche, renverser le sens de propagation de la lumière et lui faire parcourir le chemin qui la ramène à sa source est une réalité courante, que permet la conjugaison de phase dans un matériau non linéaire;

● la conquête des fréquences les plus élevées avec des lasers X et γ, les communications à des vitesses et sur des distances considérables, grâce aux fibres optiques qui ont envahi notre quotidien et transfèrent à distance le temps des horloges optiques, la réalisation d’ordinateurs quantiques, d’interféromètres atomiques, etc…

On le voit, dans les seuls domaines de la physique et de l’astronomie, les progrès de l’optique moderne permettent d’affronter avec beaucoup de succès nombre de limites rencontrées par l’homme dans son exploration de la nature.
La lumière à la conquête des extrêmes Christian J. Bordé 2015

Pour (encore) plus de détails, consulter la très riche Lettre de l’Académie des sciences printemps-été automne-hiver 2015.

Commentaires